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Les Cahiers

Malaise dans le capitalisme
De quoi sommes-nous contemporains ?

25 octobre 2009

Ce volume double des Cahiers Sens public est centré sur les défis que l’économie de l’immatériel lance à nos sociétés. Le capital des sociétés développées mobilise les technologies plus que les produits, le marketing plus que l’industrie et une économie des symboles plus que des économies d’échelle. Comprendre cette configuration, c’est revenir sur des distinctions parfois peu visibles dont traitent les différentes contributions de ce volume. Ainsi des réflexions fondamentales proposées par Philippe Dujardin concernant l’assemblage humain et, ses opérateurs constitutifs de notre historicité. Cet essai « De quoi sommes-nous contemporains ? » ouvre un numéro riche de nombreuses études sectorielles de la modernité.



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Sommaire du numéro 11/12

Gérard Wormser : Avant-Propos
Philippe Dujardin : De quoi sommes-nous contemporains ? Essai d’anthropologie politique
Pierrette Turlais : Alfred Dreyfus, Cahiers de l’île du Diable
Joëlle Zask : Propositions pour une politique culturelle
Anne Mathieu : La dénonciation d’une certaine gauche intellectuelle. De Guy Hocquenghem à Daniel Bensaïd, en passant par Serge Halimi
Edelyn Dorismond : Créolisation de la politique, politique de la créolisation. Penser un « im-pensé » dans l’œuvre d’Edouard Glissant
Michel Vinaver et Gérald Garutti : Une épopée du capitalisme
Carlo Vercellone : André Gorz et la dynamique du capitalisme

Voir la conférence en video, en présence de Carlo Vercellone et Gérard Wormser.

Kyoko Naiki : L’avenir dans la société de post-consommation
Hillel Schlegel : Marketing événementiel et design d’aujourd’hui. Petites mythologies de la technologie de masse
Aurélie Torregrosa : La pratique scientifique et Internet. Quand la démarche interdisciplinaire devient une forme de médiation sociale
Gérard Wormser et Caroline Januel : Est-ce HS ?
Gilles Rouet : L’abstention aux élections européennes de juin 2009. Une affaire de citoyennetés d’identités et de cultures

Avant-propos

Foin des commémorations. Sous le voile du souvenir, elles sacralisent le présent et insultent l’avenir. En Europe, le désespoir de nombreux jeunes et le creusement des inégalités permet-il de pavoiser, vingt ans après la réunification ? La crise financière nous a montré que la société civile ne peut exister qu’aux marges du système de crédit, qui conditionne la mise en œuvre de ses projets. Il nous faut donc penser le rapport entre les institutions économiques, le mérite social et l’estime de soi. Les réflexions qui suivent esquissent des voies pour situer une humanité dont les préférences se développent aux marges des flux mondialisés. Un choix de vie n’est pas un arbitrage financier. Et si une société peut vivre à crédit, il n’y a pas de compensation pour des existences gâchées. Comment croire qu’une « société de la connaissance » puisse naître dans les cénacles qui ont accompagné le cynisme de l’ingénierie financière, des délocalisations et des créances pourries, qui ont répandu la vulgate de « l’éthique des affaires » et de « la bonne gouvernance », ont assuré leur pactole et nous bercent à présent des promesses de la croissance durable ? Si l’amélioration des « marges » des sociétés cotées en bourse doit être l’horizon presque avoué des politiques publiques européennes, ne nous étonnons pas de l’abstention électorale dont traite Gilles Rouet ici même. En une époque déboussolée, la tentation collective du repli sur une identité fantasmée peut être mise en regard de l’habileté des entreprises multinationales à promouvoir leurs intérêts en recrutant des talents venus du monde entier. Nos sociétés peuvent aussi bénéficier de la richesse de combinaisons culturelles inédites. Nous voudrions évaluer nos institutions à l’aune de la place qu’elles sauraient faire à la diversité des origines, des parcours et des talents.

Comment désinhiber l’avenir ? Si la dureté morbide des relations de travail ne gêne pas les conseils d’administration, c’est que la prospérité du capitalisme se fonde sur l’acceptation par ses agents de renoncer à l’essentiel de leurs orientations les plus personnelles. Médias et consommation donnent le ton et les relations de proximité peinent à se créer entre voisins ou collègues. Pourtant aucune fatalité ne réserve aux uns la précarité, aux autres, quelques privilégiés, l’insouciance. La culture politique serait une idée neuve en Europe si elle parvenait à rompre avec l’autocélébration médiatique des élites, qui conforte en sous-main tous les conservatismes. Aux cotés de Jean Monnet, Jacques-René Rabier avait créé il y a cinquante ans le service d’information de la Commission européenne. Il ne lui avait pas échappé, non plus qu’à sa collaboratrice d’alors Jacqueline Lastenouse, que l’exclusion des politiques culturelles et éducatives du champ d’application du Traité de Rome empêchait les institutions européennes de s’appuyer sur d’autres élites que celles de l’industrie. Faute de compter sur une culture européenne, concluait Jean-Pierre Jouyet au terme de la présidence française, l’Europe des 27 ne peut faire face aux évolutions du monde. José-Manuel Barroso entame sa nouvelle présidence de la Commission avec une conviction voisine. A l’occasion des vingt ans du Programme Jean Monnet, ses propos furent sans équivoque. Il affirme la nécessité d’une Europe politique, celle où les gouvernements assument leurs échecs sans les imputer aux services qu’ils ont créés. Sa devise sera « interdépendance et solidarité ». A défaut de supranationalité, la Commission européenne doit mobiliser des initiatives locales indépendantes capables de faire progresser l’idée d’Europe. Nous en serons. Après une saison européenne 2008 consacrée au dialogue interculturel, l’année 2011 sera celle du bénévolat et de l’engagement civique. Nous appelons nos lecteurs et correspondants à nous faire part de leurs projets, pour illustrer ensemble cette dimension transversale de l’existence collective, fondatrice de toute dynamique et de tout progrès. Cette bonne volonté pour agir n’est-elle pas par excellence l’affectio societatis sans laquelle il n’est pas d’espace public ?

Les réflexions de ceux qui thématisent les réseaux sociaux semblent converger avec d’anciennes traditions philosophiques. Yochaï Benkler, dont l’ouvrage La richesse des réseaux (PUL) vient d’être traduit à l’initiative de Jean Kempf, le montre de manière exemplaire. Notre séminaire parisien 2009-2010 de la MSH Paris-Nord et de l’INHA développera le thème de la valeur ajoutée des réseaux ouverts pour une meilleure appropriation des outils démocratiques actuels. N’est-il pas vital, dans l’esprit du rapport Stiglitz, de calculer les gains pour la collectivité de l’engagement quotidien et de l’intelligence concrète ? Les indicateurs économiques traditionnels ont un effet d’autovalidation qui tient pour partie à leur manière d’ignorer les apports de l’intelligence collective et des sphères d’activité hors-marché. Avant même d’augmenter la rétribution sociale de ces apports, il importe de mesurer l’étendue des sphères de la gratuité. Même si la croissance économique a toujours combiné la plus-value sur les salaires avec l’accession progressive de certaines populations à la capacité de consommer, il faut voir comment le consentement des populations a reposé sur de nombreuses zones de gratuité. Quand se mit en place l’école gratuite et obligatoire, c’était une condition de la démocratie. L’État-providence et la sécurité sociale ont accompagné la croissance du siècle dernier. Pour notre temps, l’économie de l’immatériel pose la question du déploiement hors de la sphère marchande des ressources pour s’informer, pour traduire, pour échanger. C’est un enjeu politique central quand la presse est en faillite, les groupes de médias aux mains des publicitaires et des financiers. La protection des intérêts des musiciens de variété est un prétexte un peu mince pour étouffer cet indispensable débat. Certes, la gratuité des contenus fait le jeu des multinationales des télécoms, seules alors à prélever leur redevance sur les contenus diffusés. Pour autant, faut-il se rallier aux accords de gré à gré entre détenteurs de droits d’auteurs ? Les accords à l’étude entre Google et les éditeurs seront déterminants pour les années qui viennent. Après avoir affolé le marché en diffusant largement des contenus sous droits, Google est en situation de contraindre les éditeurs à lui concéder le droit d’exploiter légalement ces mêmes droits, en pratiquant le même tarif que celui consenti habituellement aux diffuseurs « physiques ». Rendues disponibles après numérisation, ces œuvres deviendront essentiellement téléchargeables, bouleversant radicalement l’économie de la culture écrite en précipitant les éditeurs du monde entier vers le livre numérique rendu accessible par quelques portails multilingues universels. L’adjonction croissante de fonctions rédactionnelles et de communication à ces bases documentaires interconnectées peut se parer des vertus du service d’intérêt général, et contribuera à créer du « world content » comme il y a de la « world music ».

Il n’y a d’avenir que là où une société fait confiance aux générations montantes et dirige vers elles sans délai les ressources et les crédits disponibles. Joëlle Zask montre avec précision que la culture est une composante centrale de l’individuation, au point que « le sacrifice de l’intérêt individuel (égoïste, privé, égocentrique) vide la culture, quel qu’en soit l’aspect considéré, de sa substance. Une création culturelle qui est subordonnée à l’impératif de l’utilité commune n’est pas une création, la liberté et l’imprévisibilité en sont ôtées ». Lorsque le tiers de cette génération manque d’emploi stable, financer la gratuité et le bénévolat n’est donc nullement une utopie. C’est un impératif social pour renforcer la capacité d’intervention des plus jeunes qui affrontent les questions laissées pendantes par les bénéficiaires des Trente glorieuses. Nous en parlions ce printemps avec la journaliste Isabelle Durieux, avant qu’elle ne soit rattrapée par la maladie dont elle tentait de se relever. Intéressée par le Festival Étonnants Voyageurs de St Malo, elle rejoignait l’équipe de Sens Public surprise par la qualité du site et motivée par le défi de son développement. Nous avions su toucher sa curiosité, son désintéressement et sa motivation à agir dans le respect d’autrui. Ce pari d’une création au service d’existences plus riches et moins inquiètes caractérise nos partenaires. Au Grand Lyon, Jean-Loup Molin invite chacun à aborder les dynamiques actuelles de manière non conflictuelle. Nous devons à son amitié et à sa sollicitation de publier l’essai de Philippe Dujardin qui ouvre ce numéro, ainsi qu’un entretien sur le devenir des sciences sociales. Les coopérations d’aujourd’hui sont autant de passages vers l’avenir, selon les conclusions de Philippe Dujardin, fondateur d’une pensée symbolique renouvelée : nous sommes contemporains des causes que nous actualisons. La contemporanéité peut se concevoir, alors, non sur un mode spatial, mais au regard d’une forme verbale : faire ; le faire « actualité ».

Gérard Wormser

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