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L’Internet, entre savoirs, espaces publics et monopoles

25 octobre 2008

L’Internet n’est pas seulement un espace communicationnel favorisant l’échange d’information, de biens culturels ou de consommation, il contribue également au redéploiement des forces sociales, économiques, ou politiques. Il semble ainsi constituer un continuum pratique allant de l’expression privée des opinions à la revendication de l’action publique, que les verrous classiques de la coutume et du droit ne suffisent plus à baliser. Bien plus, la puissance appropriative des outils informatiques fait coïncider, mais sur un mode conflictuel, la tradition du partage des savoirs et celle de la sécurité des biens ou de leur propriété. De fait, la disponibilité immédiate des œuvres scientifiques ou artistiques et les bouleversements liés à leur mode de production pourraient profondément remodeler les processus de création, de diffusion, et d’appropriation des connaissances. Les articles de chercheurs rassemblés ici cherchent à approfondir les questions qui se posent à la jointure des contraintes objectives pesant sur les réseaux (technostructure, systèmes juridiques multiples, etc.) et des processus d’autonomisation culturelle et politique qu’ils semblent favoriser.



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Sommaire du numéro 7/8

Yannick Maignien : Avant-propos
Paul Mathias : Introduction
Geert Lovink : Blogging, l’impact nihiliste
Robert Damien : Pour un Nouvel Esprit Politique
Éric Guichard : L’écriture scientifique : grandeur et misère des technologies de l’intellect
Gérard Wormser : Écrire aujourd’hui sur le gouvernement
Laurence Allard : L’impossible politique des communautés à l’âge de l’expressivisme digital
Jos De Mul : De Homo erectus à Homo zapiens : le Cyber espace pour les Darwinistes
Joëlle Zask : L’Internet, une invitation à repenser la distinction entre public et privé
Michel Rocard : Brevets et libertés
Dominique Boullier : Politiques plurielles des architectures d’Internet
Thierry Leterre : L’Internet : espace public et enjeux de connaissance
Françoise Massit-Folléa : Les conclusions

Avant-propos

Public/privé, paradoxes de réseaux d’ego et sciences humaines

Les textes rassemblés ici, à la suite du colloque du Collège international de philosophie, sont une contribution majeure à la compréhension du régime actuel de structuration numérique.

Internet redéfini profondément les notions mêmes de communauté et d’individu, dans la mesure où le numérique produit et conteste à la fois, sans cesse, dans une dynamique effrénée, et la constitution de l’une et l’auto-affirmation de l’autre. Ce n’est pas le moindre paradoxe que cette socialisation accrue, cette massification à l’échelle internationale (à laquelle procède le numérique), se déroule sous les auspices de l’initiative individuelle la plus débridée... !

Internet, on le voit avec le Web 2.0, avec le blogging, mobilise sans cesse et toujours plus les ego, les productions des utilisateurs eux-mêmes. Mais en même temps, cette mobilisation produit de la communauté relevant de la seule agrégation numérique (nuages de tags, logique du courtage, bases de données de nos intentions, réseaux sociaux, graphes, etc.). Les textes ici présents interrogent le sens de cette agrégation nouvelle, qui ne ressort plus du (seul) sens politique ou heuristique : communauté d’intérêt, de connaissance, de croyance, de reconnaissance, etc.

Communauté d’intérêt, au sens matériel : on sait ce qu’il en est du paradoxe économique du gratuit, sinon du piratage nécessaire aux lancements de « produit » et aux effets de réseau ; au sens intellectuels : les « collèges invisibles » déstabilisent ou font évoluer les instances académiques ou éditoriales traditionnelles.

Communauté d’action : on sait ce qu’il en est de la « démocratie participative » créée par Internet, et de ses limites.

Par ailleurs, beaucoup d’auteurs notent ici combien le « privé » est redéfini, recomposé, dans ses droits, son auctorialité, son extension, son expression, son « intimité », face à ces nouvelles formes d’agrégation numérique de masse. D’où la nécessité philosophique de revenir à d’autres débats, plus anciens, où la liberté individuelle de connaître se heurte aux réseaux matériels de pouvoirs. L’ego est capté, cadré par le numérique dans sa dynamique propre, la plus intime, la plus immédiate, la plus variée et diversifiée. Ce sont les actes humains les plus "discrets" (au double sens du terme) qui sont mobilisés sans cesse dans leur mouvement même de communication, de relation, d’enregistrement, de contrôle ou de subsomption logique (que le Web sémantique accentuera encore).

L’ego est toujours plus mobilisé dans une sollicitation numérique de chaque instant, (c’est l’originalité de la publicité sur Internet). En même temps, le réseau universel qui s’amplifie de cette mobilisation peine à re-construire du sens politique, scientifique, esthétique, éthique, autrement que de façon « défensive », (défense du droit d’auteur, de la démocratie, de la création, des règles sociales, etc...) dans la lignée d’héritages non-digitaux (religieux, patrimoniaux, institutionnels, moraux, etc.).

Mais le rassemblement des textes de ce colloque ouvre sur une autre question, corrélative : Quid des « communautés de connaissance », qui ont pour mission d’interroger, de comprendre, sinon de maîtriser de tels phénomènes ? Pour le dire plus abruptement, quid du devenir des sciences humaines et sociales à l’ère numérique, dès lors qu’elles relèvent à la fois d’un pouvoir interprétatif héritier des puissances de l’ego, mais aussi de moyens numériques d’accès, de conservation, de traitement et de publication des connaissances qui eux, relèvent de cette agrégation massive, universelle ?

Les sciences humaines achoppent sur ce paradoxe des réseaux d’ego et de leur circularité et relativité intrinsèques : Le modèle du peer-review (reconnaissance par les pairs) par exemple rencontre vite des limites dans la dynamique numérique du « progrès "scientifique" ». Le numérique peut fournir tous les outils et calculs bibliométriques requis pour « évaluer » les fréquences citationnelles, la scientométrie, les réseaux « d’excellence », incarnés par des revues classées, de telle façon qu’une hiérarchie internationale semble s’auto-organiser de façon légitime et reconnue, dans sa concurrence et sa production endogène. Ce modèle de compétitivité (mettant en exergue des « individus », ou du moins des groupes) semble très homogène aux cycles de production scientifique des sciences de la « nature », et surtout aux enjeux de la « big science » des grands campus du classement de Shangaï !

Pour ce qui est des sciences humaines et sociales, ce modèle peine à s’imposer. Au mieux, les effets de légitimité et de reconnaissance par les pairs profitent de l’audience et de l’aura numériques. Mais les effets de compétitivité ne s’inscrivent dans aucune échelle de production intellectuelle universellement reconnue. De ce point de vue, les sciences humaines et sociales sont à la fois le point de résistance à de telles « subsomptions » numérique de masse, et par ailleurs le champ pertinent à l’avenir pour envisager en quoi le numérique pourra assumer cette sémantique complexe, diversifiée, des faits humains, culturels et sociaux. Ainsi, les sciences humaines et sociales seront à l’avenir fortement structurées par trois types de « plateformes » numériques assez indépendantes : celles en premier lieu traitant les corpus de données culturelles et historiques (anthropologie, ethnologie, histoire, faits linguistiques, etc.) ; celles en second traitant les données économiques, sociales ou politiques, donc quantitatives et statistiques ; celles enfin traitant les modélisations et simulations des comportements et des faits cognitifs (y compris réflexifs).

Ces « plates-formes » numériques seront d’ailleurs performantes en tant qu’elles permettront des interactions vives entre elles, certes, mais surtout avec des variables « naturelles » (climatiques, biologiques, écologiques, énergétiques, etc.). Au terme de tels enjeux numériques, les sciences humaines et sociales ainsi « appareillées » seraient seules aptes à éclairer « scientifiquement » ces paradoxes de réseaux d’ego vers lesquels buttent de plus en plus nos sociétés contemporaines. On est en droit d’attendre alors qu’elles contribuent à instruire la question des nouvelles prérogatives publiques et privées à l’ère numérique : plus tolérantes de l’infinie diversité culturelle, plus solidaires dans l’efficace socio-économique, plus créatrices de simulations possibles.

Les sciences humaines et sociales dériveront-elles vers cette triple tectonique, fortement déterminées par le numérique ? Sans doute. Mais gageons qu’elles ne continueront à s’instituer en « sciences » - et non seulement en de simples applications technologiques -, qu’autant qu’elles continueront à interroger le paradoxe du réseau et de l’ego à l’ère numérique ; qu’elles poursuivront l’effort de réflexivité sans lequel ces « sciences » se « réduiraient » à l’inexistence sous un primat technique, ou inversement au statut réactionnaire d’un humanisme sans moyens.

Yannick Maignien, Directeur du TGE-Adonis (CNRS)

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